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Jennifer Richard: »Tout doit disparaître«
Jennifer Richard

Jennifer Richard: »Tout doit disparaître«

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Tout doit disparaître

Extrait

2

Comme souvent au réveil, elle se demanda où elle était. Dans quel lit ? Dans quel pays ? Personne à ses côtés. Pas de portes en bois sculpté, pas de pampilles pendues aux abat-jour ni de service à thé sur plateau de cuivre, pas d’odeur de menthe dans l’air. Pas non plus de poutres au plafond, ni de fauteuil Barcelona dans un coin de la pièce. Ces errances cérébrales se répétaient fréquemment et duraient de plus en plus longtemps. Elles n’avaient rien de l’agréable flottement qui la surprenait autrefois dans une chambre d’hôtel au milieu de la nuit, ou à bord d’un bateau de croisière, marquant le début des vacances et la plongée dans l’exotisme. Elle appréciait alors le sommeil vaporeux, alourdi par le décalage horaire, et soulevait les paupières doucement, voluptueusement, pour appréhender les contours du dépaysement. Mais elle ne faisait plus de voyages, et le lieu où elle avait jeté l’ancre n’était pas pour autant son foyer. Le confort rassurant de la familiarité avait déserté son quotidien. Routine en pointillés, réflexes amoindris, plus rien n’allait de soi.

Elle ne pouvait pas mieux se situer sur un calendrier que sur un planisphère. Quand était-elle ? Nuit et jour, veille et rêves se confondaient, permettant l’irruption dans ses réflexions de camarades de lycée ou de membres de sa famille, à des âges divers. Ce matin-là, sans comprendre pourquoi, elle pensa à Pierre. Une sensation de manque lui serra le coeur.

Elle se redressa et, tandis qu’elle fixait les rideaux à la droite du lit, se demandant où était passé sa lithographie d’Andy Warhol, ils s’ouvrirent sur une baie vitrée. Une vallée au manteau d’herbe bleutée apparut, se teinta de mauve et d’orange à mesure que le soleil émergeait des arbres qui bordaient la rivières aux eaux transparentes, en contrebas. Le chant d’un merle se fit entendre et une mésange vint se poser sur le rebord de la fenêtre.

Devant elle, l’écran DangoTech s’alluma et se connecta au hall d’accueil. Assise au bout du lit, elle examina les réceptionnistes et jeta son dévolu sur celle du milieu. Le plan se resserra sur la jeune femme, qui leva la tête et lui adressa un sourire amical. Wendy, comme l’indiquait son badge en très grosses lettres. C’était toujours la même qui s’occupait d’elle et ça tombait bien, elle était sa préférée.

« Bonjour madame Lambert, lui dit-elle. Avez-vous bien dormi ? »

Elle hocha la tête, mais les mots ne lui vinrent pas.

« Aujourd’hui, la température montera à trente-huit degrés. Pour votre sécurité, nous vous recommandons une hydratation régulière et une limitation de vos mouvements. »

Elle observa quelques instants le va et vient des locataires entre la porte d’entrée et les ascenseurs. Certains lui adressaient au passage un signe de la main avant de s’engouffrer dans la porte tambour, laissant alors filtrer les bruits de la ville. Des carrés de soleil se dessinaient sur les tapis moelleux et faisaient scintiller la porcelaine des vases géants, de part et d’autre de la réception. Çà et là, des fauteuils offraient refuge à un habitant. On lisait le journal, on attendait un rendez-vous, on buvait un café fumant. Le ronron de la société, immuable et ordonnée, apparemment à portée de main, la rassura.

Elle avait gagné suffisamment d’argent au cours de sa carrière pour s’offrir les services d’un excellent établissement de repos médicalisé. Elle avait même pu sélectionner l’option « haute sécurité », qui garantissait une aseptisation parfaite de son habitat. L’automne précédent, l’invasion de guêpes asiatiques avait causé quelques décès, de nombreuses blessures et une immense frayeur auprès des pensionnaires des étages inférieurs. Chez elle, le filet qui entourait le jardin lui avait permis de profiter des derniers beaux jours de l’année en toute sérénité.

Une partie de ses ressources provenait d’ailleurs des investissements qu’elle avait su faire dans le secteur de la dépendance. Emplacement, année de construction, mécanisme de reconductibilité du bail, garantie de l’indexation des loyers, charge des travaux (le fameux article 606 du code civil), etc. Elle était capable d’évaluer le rendement d’un produit aussi précisément que les commerciaux d’Orpea, et s’était toujours assuré un taux minimum de 5,80%. Elle avait senti le vent tourner et avait
revendu au bon moment, quelques mois avant la promulgation de la loi sur l’euthanasie pour tous, qui avait drainé les capitaux vers les grands laboratoires à mesure que les listes d’attentes pour les résidences seniors s’allégeaient.

Quand il s’était agi de choisir sa dernière demeure, elle était suffisamment rompue au langage commercial pour ne pas se laisser berner par les valeurs brocardées : « Le soin au coeur », « Le partage et la solidarité », ou l’étonnant « Go, Fight, Win ! » adressé aux cancéreux. Elle avait tenu à rester en ville pour que sa fille puisse lui rendre visite facilement, avait été attentive aux normes écologiques et au mode de chauffage. La résidence Arcadia, sise dans les murs d’un couvent du XVIIIème réhabilité, l’avait séduite par son jardin boisé, l’accès de chaque chambre à un jardin ou une terrasse, la piscine et l’élégance du restaurant. Elle ne ressemblait pas à l’antichambre d’un crématorium.

« Qu’est-ce qui vous ferait plaisir, aujourd’hui ? demanda Wendy. Un café et un croissant, comme d’habitude ? » Elle hocha de nouveau la tête.

« Je vous apporte ça tout de suite. »

Wendy disparut de l’écran. En même temps qu’une ampoule s’alluma, une petite sonnerie tinta du côté de la porte d’entrée, dont la partie supérieure s’ouvrit sur un passe-plat. Elle se leva pour aller récupérer un plateau sur lequel fumait un gobelet en plastique et un petit pain mou. Elle s’installa sur le tabouret devant la tablette fixée au mur, dont la largeur correspondait exactement à celle du plateau.

Un quart d’heure plus tard, Wendy réapparut à la réception.

« Que puis-je encore faire pour vous, madame Lambert ? »

Elle hésita, craignant de trahir un souhait absurde.

« Est-ce que Pierre vit toujours ? parvint-elle à articuler. J’aimerais le revoir.

– Pierre comment ? »

Elle n’en avait pas la moindre idée. Wendy sourit et effectua une recherche sur son poste.

« Je ne trouve pas de Pierre dans votre entourage proche, madame Lambert. En tout cas, aucun que vous ayez enregistré dans votre répertoire. Si vous pouvez me fournir les données nécessaires à établir son profil, nous pourrons faire en sorte qu’il vous rende visite dans le programme de jour. En attendant, vous pouvez toujours le générer dans votre programme de nuit. »

Une lueur de lucidité lui fit prendre conscience qu’elle ne saisissait pas le sens des paroles de Wendy, alors qu’elle en comprenait chaque mot. Un sentiment d’impuissance l’accabla. Puis la solitude. La réceptionniste eut une moue désolée, que chassa immédiatement un sourire radieux.

« Mais vous avez de la visite », la consola-t-elle.

Elle se hissa sur la pointe des pieds et, se penchant par-dessus le comptoir, se tourna vers le salon à droite de la porte. Elle pivota de nouveau, ravie d’annoncer une bonne nouvelle.

« Votre fille est là, madame Lambert. »

En effet, elle aperçut sa fille, sur l’écran. Enfoncée dans un fauteuil club du hall, elle agitait la main à son attention.

« Salut ma chérie », lui dit-elle en se forçant à la gaieté.

Mais sa fille ne se levait pas et continuait d’agiter la main au même rythme.

« Eh bien, viens ! », insista-t-elle.

Sans quitter son fauteuil, et sans qu’elle eût besoin de hausser la voix pour autant, sa fille lui répondit :

« Ton atelier mémoire va commencer, maman. Je viendrai te voir après. »

Elle ne se rappelait pas à quel moment le caractère de sa fille s’était tant adouci, ni quand son emploi du temps, autrefois si chargé qu’elle peinait à y caser une brève visite à sa mère, lui permettait maintenant de venir en avance et d’attendre la fin de ses activités.

A l’écran, Wendy s’inclina avec un sourire et reprit ses activités. La vue sur le lobby disparut pour laisser place à une grille de Candy Crush géante. Elle plissa les yeux et s’avança vers les formes colorées, les fesses au bord du matelas. Happée par les mouvements frénétiques des bonbons magiques, ensorcelée par les cascades de notes cristallines, elle plongea dans le jeu, acceptant d’un geste chacune des options qui lui étaient proposées.

Lancée dans sa partie, les yeux ronds et le coeur battant, la dopamine fusant dans son cerveau, elle ne vit pas le temps passer jusqu’à l’extinction de l’écran, signe qu’il était temps de retourner se coucher.

 


 

Jennifer Richard wurde in Los Angeles geboren und hat als Kind in mehreren Französischen Überseegebiete gelebt, bevor sie sich in Paris niederließ. Nach ihrem Jurastudium arbeitete sie als Dokumentalistin fürs Fernsehen und widmete sich nach und nach dem Schreiben. Seit 2019 wohnt sie in Berlin. Mit Imperialismus und Emanzipation als ihren Lieblingsthemen bietet sie Literatur frei von künstlichen Spaltungen und politischer Korrektheit. Sie ist außerdem Kinderbuchautorin und hat kürzlich ihre ersten Schritte in der Krimiliteratur unternommen.

 

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